Quoi de neuf sur la nouvelle ?
Écrivain, directeur de revue et traducteur, Bernardo Toro est convaincu que la nouvelle est un genre en plein essor et multiplie les initiatives pour la faire rayonner. Il dirige la revue Rue Saint Ambroise, dédiée à la nouvelle contemporaine. Il est également à l’initiative du Réseau de la Nouvelle, un collectif d’éditeurs destiné à promouvoir et à diffuser la nouvelle en France.
Co-fondateur aux côtés de Florence Didier-Lambert des Éditions Rue Saint Ambroise, il affirme que dans un monde en constante mutation l’avenir de la littérature se joue également du côté de la forme brève. Leur dialogue donne à comprendre les enjeux de la littérature d’aujourd’hui.
Florence Didier-Lambert : Sur le site des Éditions, une mention indique : Éditeur de nouvelles et de formes courtes. Peux-tu dire ce qui distingue la nouvelle de la forme courte ? Ce qui les rapproche. Quelle nécessité y a-t-il de mentionner les deux ?
Bernardo Toro : La nouvelle est un genre essentiellement narratif, sa matrice c’est l’histoire ; les formes courtes, en revanche, s’articulent sur d’autres formes de discours : la description (dans le cas du portrait), le dialogue (dans le cas du monologue intérieur), ou même l’argumentation et la prose poétique. Les formes courtes sont donc par définition plurielles.
Le travail que tu as réalisé en vue de l’édition des Meilleures nouvelles françaises du XXe siècle, nous a montré que la pratique des formes courtes a été extrêmement vivante en France au XXe siècle, et sans doute plus innovante que celle de la nouvelle. Ce constat, pour le moins inattendu, nous amène à penser que si la nouvelle a peu évolué en France depuis Maupassant, la modernité est surtout venue des formes courtes.
Dans ce contexte, ajouter « formes courtes » au mot « nouvelles » est une manière de rappeler cette tradition, quelque peu délaissée, mais prodigieusement riche et typiquement française de la forme courte. Tradition qui, comme tu l’as montré dans ce recueil des Meilleures nouvelles françaises du XXe siècle, a une dimension fortement politique.
F.D-L : Au moment de constituer le volume, j’ai été étonnée de voir que les textes choisis dessinaient une histoire à la fois littéraire et politique de la France du XXe siècle. C’est un aspect de la forme courte que l’on oublie : sa fonction de critique sociale qui justifiait sa place dans les journaux. Les nouvelles, ou les contes d’Apollinaire, par exemple, publiées pendant la Première Guerre mondiale dans le journal Excelsior au milieu des Illustrations relatives à la guerre, ont une charge d’ironie féroce. Sans parler de la nouvelle « M. Rose » d’Irène Némirovsky, publiée en 1940 dans Candide. La fiction courte met en abyme de façon vertigineuse l’actualité du jour.
Pour clarifier les enjeux, peux-tu rappeler brièvement l’histoire de la revue et celle des éditions ?
B.T : La revue a été créée en 1999 par Olivier Szulzynger et moi. Notre parti pris initial était radicalement littéraire : pas d’éditorial, aucune présentation d’auteur, rien que les textes renvoyés à leur propre autorité. Cette volonté de mettre les textes en avant sans tenir compte du reste (la renommée des auteurs, les discours critiques, la vie littéraire) nous semblait un garde-fou nécessaire. Les revues conçues en fonction des signatures finissent souvent dans la complaisance et l’entre-soi. Rue Saint Ambroise est une revue ouverte à tous, mais exigeante, où même les auteurs qui l’animent ne sont pas sûrs d’être publiés. Par ailleurs, Olivier Szulzynger et moi pratiquions des formes d’écriture assez différentes, notre revue était donc naturellement éclectique. Cette diversité caractérise encore aujourd’hui la revue.
On peut créer une revue pour défendre la littérature qu’on aime (qui est bien souvent celle qu’on pratique) ou, au contraire, s’ouvrir à d’autres formes d’écriture, sans dogmatisme ni parti pris formel. En ce sens, la revue Rue Saint Ambroise a été pour moi une école. Grâce à elle, j’ai appris à lire des textes qu’autrement je n’aurais pas lus, et à les juger à partir de leurs principes d’écriture propres − différents des miens. Ce point me semble important. Le travail d’un comité de lecture ne peut pas se limiter à l’affirmation d’un goût ou l’exercice d’un pouvoir, il doit être aussi l’occasion d’un apprentissage et d’une ouverture.
La réflexion autour de la fiction courte s’est développée ultérieurement et de manière progressive grâce à cet apprentissage constant.
Les Éditions Rue Saint Ambroise ont été créées par toi et moi en 2014. Le premier titre a été Paris Ville Ouverte, un hommage à la ville de Paris après les attentats de 2015, qui se proposait de raconter la vie de Paris de l’intérieur, c’est-à-dire à partir du point de vue de ses habitants. Ensuite nous avons lancé « Les meilleures nouvelles », une collection destinée à faire connaître les auteurs qui, à partir de Tchekhov, ont ouvert de nouvelles voies pour la nouvelle. Chaque volume de cette collection nous a valu de faire un nombre considérable de lectures. Je ne sais pas combien de nouvelles tu as dû lire pour préparer Les meilleures nouvelles françaises du XXe siècle.
F.D-L : Nous étions deux en l’occurrence, Simon Galvani et moi pour ce projet, et, en effet, nous avons lu plusieurs centaines de textes.
En 26 ans d’existence de la revue as-tu vu évoluer la nouvelle française ? Si oui, comment ?
B.T : Dans les années 2000, quand la revue a été créée, la vie de la nouvelle reposait sur quelques revues et une poignée d’éditeurs. Les années 2010 ont connu un regain d’intérêt pour la nouvelle. Cette évolution s’est accélérée au cours des dernières années. Les concours et les ateliers d’écriture se sont multipliés et le nombre d’éditeurs s’est considérablement accru. L’enquête réalisée récemment par L’encrier renversé indique qu’il existe aujourd’hui près de mille éditeurs qui publient des nouvelles. Ce foisonnement éditorial nous a amenés à constituer en 2023, le Réseau de la nouvelle et des formes courtes, lequel rassemble aujourd’hui près d’une trentaine d’éditeurs.
Pourquoi tant d’éditeurs, alors que la nouvelle, dit-on, se porte si mal ? Il existe plusieurs raisons à cela. D’abord la concentration de l’activité entre les mains des grands groupes d’édition génère une uniformisation de l’offre littéraire. Aujourd’hui les grands éditeurs abandonnent des pans entiers de la création littéraire, jugés peu rentables, et ce sont les petites maisons d’édition qui se chargent de les faire vivre. C’est arrivé avec la poésie, c’est en train d’arriver avec la nouvelle. Mais il existe une autre raison à ce retour en force de la nouvelle, c’est la création elle-même. La nouvelle, dit-on, est un genre très pratiqué, mais peu édité en France. C’est juste, mais cette pratique, à force de s’étendre, a fini par entraîner des conséquences sur l’édition. J’ajoute à cela l’essor d’internet qui assure aux formes brèves une présence accrue. Dans le monde numérique de demain les formes brèves s’imposeront, au détriment du roman. C’est un mouvement inéluctable qu’il faut savoir accompagner.
Mais venons-en maintenant à l’évolution littéraire qui est toujours l’aspect le plus intéressant. La lecture des grands nouvellistes du XXe siècle, pour la plupart étrangers (Tchekhov, Mansfield, Fitzgerald, Hemingway, Carver, Borges, Cortazar, Munro, etc.) a transformé notre manière d’écrire. L’abandon progressif de la nouvelle à chute, est un fait qu’en tant qu’animateur de la revue Rue Saint Ambroise, je constate d’année en année. Parallèlement, la prise de conscience que le recueil de nouvelles devait évoluer s’est généralisée. Il y a vingt-cinq, les auteurs se contentaient de rassembler leurs nouvelles écrites au cours d’une même période pour constituer un recueil. Aujourd’hui, l’idée que le recueil doit obéir à un principe d’organisation interne tend à s’imposer. L’importance accordée à la composition du recueil de nouvelles est probablement l’évolution la plus significative enregistrée au cours des dernières années.
F.D-L : Certains des écrivains que tu cites ont fait l’objet d’une anthologie de la collection Les Meilleures Nouvelles. La première anthologie était consacrée aux nouvelles de Virginia Woolf. L’idée était en effet de rompre franchement avec la tradition française de la nouvelle à chute. Les nouvelles de Woolf étant nettement plus du côté des formes courtes…
Puis Katherine Mansfield, dont tu as toujours été un fervent admirateur, et naturellement Tchekhov, édition pour laquelle tu as écrit une préface très remarquée…
Peux-tu nous parler de cette généalogie qui a été pensée ?
B.T : Beaucoup de réponses pertinentes ont été apportées à la question : pourquoi la nouvelle connaît-elle une telle marginalisation en France ? Des réponses sociologiques, éditoriales, mais paradoxalement peu de réponses littéraires. Notre collection Les meilleures nouvelles est une réponse littéraire à cette question. Nous pensons que la nouvelle en France a peu évolué depuis Maupassant et que cela explique en grande partie la désaffection du public. Notre objectif a donc été de donner à lire au public français, dans de nouvelles traductions (ce point est fondamental) l’œuvre des nouvellistes qui, à partir de Tchekhov, ont tracé de nouvelles voies. La modernité de la nouvelle en langue anglaise provient en ligne droite de Tchekhov. Rétablir cette généalogie et la donner à lire à travers de nouvelles traductions est l’objectif de la collection Les meilleures nouvelles.
Tchekhov, dit-on, a fait évoluer la nouvelle. C’est faux, il y a opéré une véritable révolution. Entre Maupassant et Tchekhov, il y a un saut, un changement d’ère. Virginia Woolf l’a compris avant tout le monde, dès 1925. Pour Woolf, Tchekhov n’a pas écrit des nouvelles, mais autre chose, que par ignorance ou paresse nous continuons à appeler nouvelles. Mais quel est donc ce nouveau genre ? Répondre à cette question aujourd’hui est plus facile qu’en 1925. Pourquoi ? Parce que la réponse ne se trouve pas uniquement dans les nouvelles de Tchekhov, mais aussi dans l’œuvre des nouvellistes qui, depuis un siècle, ont développé cette nouvelle forme. C’est la tâche que nous nous sommes fixés, toi avec Virginia Woolf et Scott Fitzgerald, moi avec Katherine Mansfield et Sherwood Anderson, tous de grands lecteurs de Tchekhov. Pour ma part, je crois que la révolution de Tchekhov ne se limite pas à quelques recettes de cuisine littéraire, elle porte sur le sens même de l’expérience littéraire. Il serait difficile de déplier ici une question aussi fondamentale. Je me contenterai d’inviter les lecteurs à lire la préface des Meilleures nouvelles de Tchekhov.
F.D-L : On peut aussi préciser qu’en annonçant cette collection des Meilleures nouvelles, nous avons parlé d’auteurs contemporains. Le mot contemporain visant la modernité de l’écriture et pas la période actuelle. La nouvelle contemporaine commence pour nous avec Tchékhov, mais aussi avec Joyce, Woolf, Colette, Kafka…
Les Éditions Rue Saint Ambroise n’éditent pas de recueil de nouvelles, mais ont initié une collection nommée Suites. Peux-tu nous en dire plus ?
B.T : Comme Les meilleures nouvelles, la collection Suites est partie d’un constat : le grand obstacle à la diffusion de la nouvelle est le format (le recueil) et non le genre (la nouvelle). Le recueil propose un ensemble de nouvelles qui demande au lecteur un effort constant qui, à force de se répéter, génère une certaine lassitude, mais aussi pas mal de frustration. Dès qu’on se familiarise avec l’intrigue d’une nouvelle ou qu’on attache à un personnage, l’histoire s’achève et le recueil nous projette dans une nouvelle histoire avec d’autres personnages et une intrigue différente.
La suite est née de ce constat. Je note au passage que le mot suite provient de la danse et qu’en tant qu’ancienne danseuse, ce mot est venu naturellement à ton esprit.
F.D-L : L’appellation « Suites » de la collection est venue en effet lorsque je travaillais à l’Autoportrait d’une danseuse, en même temps que je préparais un programme sur la suite de danses avec les élèves du conservatoire où j’enseignais. Ce choix de nom, attribué à une collection littéraire, est déterminé par la définition que l’on en donne en musique. Pour celle-ci, la Suite de danses est composée de danses indépendantes les unes des autres, mais qui sont reliées entre elles par une même tonalité. Dans l’Autoportrait cela donne des textes indépendants les uns des autres mais qui sont reliés entre eux par un récit. Il y a, bien sûr, d’autres façons de faire une suite de nouvelles. Mais je crois que tout l’enjeu consiste dans l’organisation de ce qui relie les textes entre eux, que ce lien soit formulé ou pas. Cet « entre textes » doit, en effet, faire l’objet d’une composition précise.
Ce qui est passionnant avec cette forme c’est ce qui se joue entre les textes, ou dans les creux si l’on veut et qui se reflète dans les pleins… Cela donne une scansion, un phrasé particulier, entre autres effets de composition.
Dans la suite de Myriam Linguanotto que nous avons éditée en 2024, Me souvenir de, le récit relie également les nouvelles entre elles. Mais alors que les nouvelles mettent en scène des personnages, le récit est à la première personne du singulier. Entre ce « je » et les personnages se dessine alors une progression qui illustre parfaitement le thème central du livre.
En revanche, dans Trois éclipses, la suite d’Étienne Allaix, le récit est absent. La suite s’articule autour de trois nouvelles qui se déroulent en des temps éloignés. Le lien entre ces histoires n’est pas explicite, mais seulement suggéré. Sa découverte progressive conduit à une conclusion paradoxale : ce que la première histoire présente comme fiction devient réalité dans les deux autres.
B.T : La suite permet, en effet, une multitude de possibilités. Dans son acception la plus large, la suite est une tentative de concilier deux exigences contradictoires : l’unité et la variété. Tous les chemins qui y conduisent constituent une suite. Quand nous avons lancé le projet, beaucoup de nouvellistes étaient conscients qu’ils ne pouvaient plus composer leurs recueils comme ils l’avaient fait jusqu’alors, qu’il fallait une certaine unité entre les nouvelles d’un recueil. Certains tentaient de créer cette unité a posteriori en écartant certaines nouvelles ou en changeant quelques noms. Rares étaient ceux qui, comme toi, pensaient leur recueil a priori comme une entité organique obéissant à un principe de composition préalable. Kundera note à ce propos que la nouvelle est une « petite forme », alors que le recueil, comme le roman, relève de la « grande composition ». Il est à noter que Kundera distingue ici trois genres littéraires (la nouvelle, le recueil et le roman), là où beaucoup persistent à n’en voir que deux (le roman et la nouvelle). La suite est précisément une manière de concevoir le recueil comme un genre littéraire à part entière, différent de la nouvelle.
Nous avons mené ce travail d’exploration parallèlement, toi par l’écriture et moi par le biais de l’élaboration théorique. Assez vite, nous sommes arrivés à la conclusion que l’unité ne suffisait pas pour faire une suite, qu’il fallait aussi une progression capable de donner une orientation et une direction à l’ensemble − faute de quoi la suite devient un catalogue. À la différence du recueil thématique, dans la suite l’ordre des textes n’est ni arbitraire ni interchangeable, mais motivé et structurant. Ce dernier point est facile à comprendre, mais difficile à appliquer. Pourquoi ? Parce que l’idée que les écrivains se font de la progression dérive essentiellement de l’histoire, c’est-à-dire de la chronologie. Mais si l’unité d’une suite repose sur un thème, mettons la solitude, comment faire progresser le thème, autrement dit comment le développer ? Les compositeurs font cela depuis des siècles, mais pour les écrivains le développement d’un thème reste une notion assez floue. Si la suite est d’abord une notion musicale, ce n’est donc pas un hasard. De même, ce n’est pas surprenant que l’un des premiers écrivains à s’intéresser à cette question soit un écrivain-musicien, Milan Kundera. Son recueil Risibles amours, par exemple, est une « suite par anticipation » où la première nouvelle renvoie à la dernière, la deuxième à l’avant-dernière, suivant un schéma du type ABC D CBA. La nouvelle qui se situe au centre du recueil (D), tel un soleil au milieu de ses planètes, contient tous les thèmes développés par les six autres nouvelles.
En ce qui nous concerne, le résultat de ce travail est Autoportrait d’une danseuse, la première suite conçue comme telle, et La suite, plaidoyer pour un nouveau genre littéraire. Depuis, grâce aux textes que nous avons reçus, nous n’avons pas cessé de constater qu’il existe diverses manières de parvenir à cette d’unité et d’induire cette progression et que dans cet art nous avons encore mille choses à découvrir.
Il est important de noter enfin que cette nécessité de concilier unité et variété ne concerne pas uniquement les nouvellistes, mais aussi les romanciers. Le roman homogène, monologique, à point de vue unique, hérité du XIXe siècle ne disparaîtra sans doute jamais, mais tend périodiquement à s’essouffler, à « s’académiser », voire à se ringardiser, incapable qu’il est à saisir le décentrement, la discontinuité et la fragmentation du monde moderne. Les formes les plus vivantes du roman seront polyphoniques et discontinues et devront intégrer la forme courte comme principe de variété et de fragmentation. Ceci n’est pas nouveau. C’est déjà arrivé avec des romans écrits il y a un siècle et dont il est intéressant de noter qu’ils ont été publiés au cours d’une très courte période au sortir de la Première Guerre mondiale : Ulysse (1922), Mrs Dalloway (1925), Manhattan Transfert (1925), Le bruit et la fureur (1929). Si ces œuvres révolutionnent l’art du roman, c’est bien parce qu’elles introduisent la forme courte comme principe de fragmentation et de discontinuité. Depuis, le XIXe siècle est revenu en force, à quelques exceptions près…
Je dirais donc pour conclure que les romanciers contemporains ont autant besoin que les nouvellistes de la suite, ou d’un autre dispositif alliant unité et variété, mais pour des raisons diamétralement opposées. Pour les nouvellistes, la suite répond à une recherche d’unité, pour les romanciers à un besoin de polyphonie et de variété.