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Tchekhov, l'inventeur d'un genre nouveau

Bernardo Toro

Tchekhov est considéré comme le père de la nouvelle moderne. Mais la nouvelle n’étant pas une famille, cette paternité fait un peu sourire. Il vaudrait mieux affirmer, comme Virginia Woolf, que Tchekhov a inventé un nouveau genre que nous continuons à appeler nouvelle par pure convention. Les grands nouvellistes de langue anglaise, à commencer par Katherine Mansfield, ont très tôt perçu ce tournant qu’on aurait tort de réduire à une affaire d’influence littéraire. Il s’agit d’un mouvement plus radical, d’un nouveau départ qui arrache la nouvelle à son enracinement dans le XIXe siècle, c'est-à-dire à l’idée que la nouvelle serait la mise en intrigue d’une histoire. Que ce soit Hemingway, Joyce, Fitzgerald ou encore Carver, chacun à sa manière, a cru nécessaire de repenser la nouvelle à partir de la révolution apportée par Tchekhov.

Dans ses carnets, Tchekhov avait l’habitude de noter toute sorte d'anecdotes pouvant servir de point de départ à ses nouvelles. C'est ainsi que, lors d’une visite en France, il rapporte l’anecdote suivante : à Monte-Carlo, un homme va au casino gagne un million, rentre chez lui et se suicide. Ricardo Piglia prétend qu’à l’image de cette anecdote, toute nouvelle est composée de deux histoires. Une histoire racontée au premier plan (en l’occurrence la scène du jeu) et une histoire cachée (celle du suicide). En règle générale, ces histoires s’opposent et bien souvent se contredisent. Cette opposition serait, selon Piglia, à la base de la nouvelle comme genre. Nous ne saurons jamais comment Tchekhov aurait traité l’anecdote de Monte-Carlo, mais nous savons, en revanche, qu'il a décidé de rompre avec cette conception de la nouvelle. Quand ? A partir de 1887, année où il décide de signer ses œuvres de son nom.

Dans les nouvelles traditionnelles, dont la nouvelle à chute constitue le paradigme, la première histoire (le jeu au casino) occupe la surface du récit, tandis que la deuxième (le suicide) ne gagne la surface qu’à la fin du récit en créant un effet de surprise. L’art du nouvelliste consiste à ménager cet effet de surprise, en veillant à rendre le suicide vraisemblable, mais inattendu. Dans ce but, le nouvelliste laisse entrevoir la deuxième histoire à travers les miroitements de surface de la première, mais sans la dévoiler entièrement. En clair, le nouvelliste montre les failles de cet homme et le drame qu’il dissimule par petites touches subtiles. La révélation de la deuxième histoire (le suicide), nous pousse à reconsidérer l’ensemble de l’histoire avec de nouvelles lunettes. De cette relecture ressort que bien de détails annonçaient déjà la catastrophe, des détails que nous n’avons pas su voir, mais qui étaient pourtant bien là, parfaitement visibles mais habilement dissimulés dans les succès du joueur. Cette duperie dont le dévoilement final nous libère n’est pas un pur artifice littéraire. Le nouvelliste tend à reproduire la duperie propre à la vie sociale, à savoir le décalage permanent entre la manière dont les choses nous apparaissent et leur vérité profonde. Les apparences nous trompent semble être la morale constante de la nouvelle traditionnelle. La vérité se reconnaît ainsi à son caractère souterrain et caché, si bien qu’on est en droit de se demander si ce dispositif n’enferme pas une critique sociale implicite, puisque sans avoir à porter un jugement ni à proposer une thèse, par la simple articulation des deux histoires, le nouvelliste fait apparaître la vie sociale comme un jeu de dupes derrière lequel se cachent les véritables mobiles humains, lesquels peuvent être ramenés à une racine commune : le pouvoir (qu’il soit social, économique ou sexuel). La littérature réaliste du XIXe siècle est une longue variation autour du thème du pouvoir.

Tchékhov a débarrassé la nouvelle de sa morale implicite. C’est un objectif modeste et c’est en même temps une révolution. Sa réalisation suppose un bouleversement des formes, puisque, ainsi que nous venons de le voir, cette morale se loge dans le schéma narratif lui-même et ne nécessite aucun message explicite. Pour l’en débarrasser, Tchekhov a donc été obligé de briser le moule où la nouvelle avait été coulée jusqu'alors et changer la matrice même du récit. Cette nécessité, nous le savons, n’apparaît pas immédiatement au nouvelliste russe. Jusqu’en 1886, Tchekhov a écrit des centaines de nouvelles suivant la forme traditionnelle. Cette révolution ne commence donc pas avec Tchekhov, mais traverse sa vie et coupe en deux son œuvre. Même s’il n’est pas aisé de tracer une frontière précise, nous pouvons affirmer qu’une nouvelle comme «Un récit qui ne finit pas » constitue un moment charnière. Comme le titre l’indique, la question porte ici sur la fin du récit, c’est-à-dire sur la morale.

Appelé par sa voisine, qui pense que son locataire s’est suicidé, le narrateur découvre chez elle un homme à terre, ensanglanté mais encore vivant. Le suicidaire, qui se présente comme un être « vaniteux et plutôt fat de nature », se demande pourquoi l'envie de mourir l'a soudain quitté. On apprendra plus tard que la femme qu’il aimait vient de mourir. Son cercueil se trouve dans la pièce voisine. Le prenant en pitié, le narrateur le recueille chez lui et le récit reprend après une ellipse d’un an. L’humeur du personnage a radicalement changé : « En ce moment, tandis que j’achève ce récit, écrit le narrateur, il est au piano dans mon salon, en train de montrer à des dames comment les demoiselles de province chantent les romances sentimentales. Les dames rient à gorge déployée. Lui aussi. Il s’amuse. »

Tchekhov avait probablement prévu de clore ainsi sa nouvelle, la scène du piano faisant une chute parfaite dont la morale implicite aurait été : les hommes sont inconstants, ou alors, l’expérience, aussi extrême soit-elle, est incapable de changer la nature profonde des hommes. Mais Tchekhov décide d’aller plus loin et de se livrer en direct à une réflexion sur l’art de la nouvelle. Le narrateur-écrivain demande au personnage-suicidaire de lire la nouvelle que le lecteur a sous les yeux. Le suicidaire s’y plie de mauvaise grâce, puis « finalement, sous la pression de ses souvenirs, il blêmit, se lève et continue à lire debout ». Très affecté par la lecture, le personnage se reprend au bout d'un moment et lorsque le narrateur lui demande comment il conviendrait d’achever le récit, il lui répond : « Mets-y donc une fin comique ». Puis, après une brève tirade sur le génie de la Nature qui nous fait oublier nos malheurs pour permettre à la vie de reprendre son cours, le personnage s’esquive, laissant le narrateur perplexe.

Pourquoi Tchekhov n’achève-t-il pas son récit ? (« Le récit inachevé » c’est l’autre titre qu’on donne en français à cette nouvelle). L’écrivain vient sans doute de comprendre que quelque que soit le moment où il arrête son récit, par un pur effet de clôture, la fin fera figure de conclusion, c’est-à-dire de morale. S’il avait arrêté son récit à l’enterrement ou à la scène du piano ou encore au moment où le personnage blêmit en lisant la nouvelle, la morale n’aurait pas été la même, mais il y aurait toujours eu une morale. Dans la fin qu’on apporte à un récit, comprend alors Tchekhov, se joue le sens global de l’histoire. Si la question qu’il pose dans cette nouvelle porte sur l’expérience humaine, à savoir l’expérience change-t-il vraiment les hommes ? Le moment où il décide d'arrêter son histoire tranchera la question que l'auteur le veuille ou pas. Or Tchekhov ne veut pas y répondre, il ne veut pas apporter de conclusion. Comme il le dira dans une lettre célèbre à son ami Souvorine, le rôle de l’écrivain est de poser les questions, pas d’y répondre :

« Je crois que les romanciers n’ont pas à résoudre des questions comme Dieu, le pessimisme, etc. L’affaire de l’écrivain, c’est seulement de montrer comment et dans quelles circonstances des gens ont parlé de Dieu ou du pessimisme. Un artiste ne doit pas être le juge de ses personnages ni de ce qu’ils disent, mais seulement le témoin impartial. [...] Aux jurés d’apprécier, c’est-à-dire aux lecteurs. Mon affaire, c’est de savoir distinguer ce qui est important de ce qui ne l’est pas, de savoir éclairer les personnages et parler leur langue. »

Comme Flaubert, Tchekhov n’a pas de réponse aux questions qu’il pose. Il écrit précisément parce qu’il n’a pas de réponse. Si en ajoutant une fin à son histoire, il donne l’impression d'apporter une réponse, il rate son objectif. «Les gens qui écrivent, surtout s’ils sont artistes, poursuit-il dans sa lettre à Savourine, doivent avouer qu’en ce monde tout est incompréhensible. La foule pense qu’elle sait et comprend tout. Plus elle est bête, plus ses convictions sont arrêtées. Mais si un artiste en qui la foule croit, se décide à déclarer qu’il ne comprend rien de ce qu’il voit, ce sera dans le domaine de la pensée, un grand fait acquis et un grand pas en avant. »

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