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CHRONIQUES

Le Livre du rire et de l’oubli de Milan Kundera : roman, recueil ou suite ?

Alain André

On s’interroge dans cet article, à la suite de Kundera, sur les limites du genre romanesque. Le Livre du rire et de l’oubli est-il encore un roman ? Ou une série de récits sur l’après-printemps de Prague ? Ou une suite de variations narratives-musicales sur quelques thèmes-clefs de la pensée de l’auteur ? Comment relire ce texte étrange et passionnant, quelque 45 ans après sa parution ?

1. Contexte

On ne présente plus Milan Kundera, l’un des plus grands romanciers européens du XXe siècle (1929 – 2023), cité à plusieurs reprises pour le prix Nobel de littérature. Son œuvre, couronnée par de nombreux prix et traduite dans des dizaines de langues s’inscrit notamment dans la continuité de celles de Witold Gombrowicz, Robert Musil ou Hermann Broch.

Au cours de sa jeunesse, l’auteur fait des études supérieures à Prague et est exclu dès 1950 du Parti Communiste venu au pouvoir en 1948. Réintégré en 1956, il est définitivement exclu en 1967en raison de ses prises de position publiques. Son roman La Plaisanterie (1967) comme le recueil de nouvelles Risibles amours (1968) sont reçus comme des dénonciations radicales du totalitarisme. Son exclusion du Parti le condamne aux « petits boulots » et sa simple fréquentation peut mettre en danger ses connaissances, si bien qu’il finit par quitter la Tchécoslovaquie pour la France, en compagnie de son épouse Vera Hrabankova au cours de l’été 1975.

Le Livre du rire et de l’oubli est le premier livre qu’il écrit en France, dicté pour l’essentiel à Belle-Île à son épouse qui tapait le texte à la machine. Il y réexamine son passé communiste pour le dénoncer. On peut y reconnaître une partie des thèmes autour desquels s’organise son roman le plus célèbre, L’insoutenable légèreté de l’être (1984).

2. Présentation

Pour son auteur, Le Livre du rire et de l’oubli est sans l’ombre d’un doute d’un roman. Dans les traductions françaises, les mentions génériques sont plus incertaines. L’édition de la collection « Blanche » de Gallimard précise bien « roman », mais les couvertures de l’édition dans la collection « du monde entier » de la même maison, comme celle de l’édition « folio », ne comportent pas de mention de genre. Il est vrai que les quatrièmes de couverture signalent d’emblée la composition de l’ouvrage dans sa spécificité revendiquée : « Tout ce livre est un roman en formes de variations ».

De fait, l’amateur de romans peut être dérouté par cette succession de sept récits d’une trentaine de pages, conçus dans le plus clair mépris des conventions qui s’enseignent encore aujourd’hui dans la moindre école de « creative writing ». Voici un « roman » qui propose presque autant de personnages principaux et d’intrigues différentes que de récits – un seul d’entre eux, la belle Tamina, connaît le privilège de la récurrence en apparaissant dans deux récits différents. Chaque récit est composé d’un nombre variable de sections – 9 pour le récit intitulé « Les Anges », mais un autre récit porte le même titre et compte 29 sections.

L’unité vient des thèmes (la mémoire et l’oubli, le rire et la tragédie) ; de l’arrière-plan (la Tchécoslovaquie après le « printemps de Prague »); et des modalités narratives (alternance d’épisodes narratifs, de commentaires sur le comportement des nombreux personnages et de commentaires du narrateur sur les thèmes liés au récit, manière que l’auteur amplifiera et régularisera à la fois dans L’insoutenable légèreté de l’être).

La conséquence de cette construction est qu’il est bien difficile de résumer le roman : pas d’argument ou « pitch » central aisément identifiable. Le contributeur de Wikipédia qui s’y est essayé a jeté l’éponge avant le dernier récit, intitulé « La Frontière », et l’auteur de cet article, désireux de faire honneur à l’ouvrage, y est parvenu avec un résumé… d’un feuillet et demi ! Le lecteur ne sera donc pas surpris qu’on s’intéresse avant tout à la composition de l’ouvrage, sans entrer plus avant dans le résumé de chaque section (disponible en deux clics sur Wikipédia).

3. S’agit-il d’un roman ?

Kundera revendique l’appartenance du livre au genre romanesque tout au long de la quatrième des sept parties qui composent L’Art du roman (intitulée « Entretien sur l’art de la composition »), en même temps qu’il revendique sa volonté de « débarrasser le roman de l’automatisme de la technique romanesque » : pas de héros, d’épisodes inutiles, de descriptions de décor ou d’explications. Lui veut saisir « la complexité de l’existence dans le monde moderne dans un seul livre », foin donc des bavardes techniques narratives ordinaires ! L’art de l’ellipse lui paraît une nécessité, et il exige « d’aller toujours directement au cœur des choses »[1]. Son impératif, précise-t-il, est « janacekien », du nom de Leoš Janáček, ce précurseur tchèque des Schönberg, Stravinski et autres Bartok qui se rendit compte, vingt ans avant eux, que les partitions pour orchestre ployaient sous le fardeau de notes inutiles et exigeaient donc davantage de dépouillement : « au lieu des transitions, une brutale juxtaposition, au lieu des variations, la répétition, et aller toujours au cœur des choses : seule la note qui dit quelque chose d’essentiel a le droit d’exister »[2].

Le Livre du rire et de l’oubli, à ce prix, est-il encore un roman ? On peut s’interroger quand on découvre à quel point Kundera élargit le domaine du roman. Il va quasiment jusqu’à annexer au genre le Décaméron de Boccace, source majeure de la nouvelle européenne [3]. Cette annexion s’opère de deux façons : extension du domaine du roman à toutes les innovations formelles inexploitées, émiettement de tous les genres narratifs contigus au sein de l’empire romanesque : anecdote, digression, narration onirique, conte, etc., changés en simples ingrédients de la machine impériale du roman. La troisième partie du Livre du rire et de l’oubli – « Les Anges » - est ainsi composée d’une anecdote (à propos de deux étudiantes et leur « lévitation ») ; d’un récit autobiographique ; d’un essai critique sur un ouvrage féministe ; d’une fable sur les anges et les diables ; et d’un récit consacré au poète français Paul Éluard.

On sourit devant tant d’optimisme conquérant mais on finit par se demander s’il est possible d’écrire, narrativement parlant, autre chose que le sacro-saint roman !

4. S’agit-il d’une suite ?

Souvenons-nous de la quatrième de couverture : « Tout ce livre est un roman en formes de variations ». Si nous mettons l’accent sur le terme de variations, nous voyons bien que la source de l’imaginaire, en tant que compositeur (de prose narrative) de Milan Kundera, fils du pianiste de Janáček, est la musique. En dépit de l’absence d’unité d’action, notée par l’auteur lui-même, l’unité de l’ouvrage est assurée par la présence d’une interrogation existentielle, déclinée à partir de quelques mots-thèmes. « C’est comme la série des notes chez Schönberg », souligne-t-il[4]. Dans Le Livre du rire et de l’oubli, la « série » est la suivante : l’oubli, le rire, les anges, la « litost »[5] et la frontière. Ces thèmes sont, dans le cours du livre, transformés en « catégories de l’existence ».

Impliqueipale référence formelle avancée par l’auteur est la polyphonie musicale, en tant qu’elle s’oppose à la composition unilinéaire traditionnelle du roman : elle implique « le développement simultané de deux ou plusieurs voix (lignes mélodiques) qui, bien que parfaitement liées, gardent leur relative indépendance »[6]. Cette dimension polyphonique va au-delà de la simple digression ou de l’emboîtement de nouvelles dans la « boîte » du roman, qui ne recourent pas à pareille simultanéité. L’art du contrepoint revendiqué par l’auteur implique donc l’égalité des « lignes » respectives et l’indivisibilité de l’ensemble – comme dans Le Livre du rire et de l’oubli, dont la troisième partie – toujours « Les Anges » - a signé pour l’auteur sa découverte « d’une nouvelle façon de construire un récit »[7].

Il estime avoir fait cette découverte capitale en approfondissant à la fois la polyphonie dostoïevskienne (par exemple les trois « lignes » figurant dans Les Démons[8]), et celle de Hermann Broch (cinq lignes différentes figurent dans Les Somnambules[9] – roman, nouvelle, reportage, poème, essai – mais au détriment de « l’égalité » des voix). L’unité des « Anges » est ainsi à la fois poétique et méditative, liée à une seule et même question : qu’est-ce qu’un ange ? Kundera revendique en outre les interventions isolées sur un thème – « digressions », là où le roman qui « se contente de raconter l’histoire (…) devient plat ». Le roman kundérien devient ainsi « une méditation sur l’existence vue au travers de personnages imaginaires »[10].

La musique intervient également dans les réflexions de l’auteur sur le rythme, ou plus exactement sur ce qu’il appelle le tempo des différentes sections. Il en donne des exemples, à propos de La Vie est ailleurs - et plus loin du quatuor op. 131 de Beethoven – en croisant le nombre de pages occupée par une partie et le nombre de sections présentes dans cette même partie ; par exemple : « Première partie : 11 chapitres sur 71 pages ; moderato »[11].

Cette référence insistante à la musique – qui fonde la proximité du Livre du rire et de l’oubli avec la notion de suite, elle-même empruntée à la musique -, a produit ses effets de façon processuelle. Le passage au roman polyphonique à la façon de L’insoutenable légèreté de l’être s’est faite par étapes, associées notamment à un apprivoisement progressif du chiffre sept[12]. Il y a eu d’abord Risibles amours, que Kundera considéra comme un recueil de dix nouvelles avant d’en éliminer trois : les mêmes thèmes lient en effet en un seul ensemble sept récits dont deux, le quatrième et le sixième, sont de plus rattachés par « l’agrafe » d’un même protagoniste, le docteur Havel. L’auteur rend ainsi le recueil plus cohérent d’une façon qui « préfigure déjà la composition du Livre du rire et de l’oubli » (quatrième et sixième récits du livre y sont semblablement rattachés par le personnage de Tamina). Et c’est après Le Livre du rire et de l’oubli que vient L’insoutenable légèreté de l’être, roman dans lequel on retrouve en outre, il faut bien le dire, la cohérence d’une intrigue et d’un système de personnages.

Le lecteur est parfois perplexe devant le « jeu » qui se laisse percevoir entre les concepts littéraires et la pratique d’écriture effective de Kundera : lorsque le langage littéraire habituel ne lui permet pas de rendre compte de ses expérimentations, il les évoque, de façon au moins autant métaphorique que strictement théorique, en empruntant au langage de la musique.

5. Et donc ?

Qui qu’il en soit, cet ouvrage est donc bien une suite, au double sens musical et narratif du terme. L’analyse met en évidence et sa spécificité par rapport au roman et sa parenté avec la suite musicale : refus des conventions romanesques, primat de la musicalité. Dans la séquence du processus créatif de Kundera que nous prenons en compte, la référence à la suite vaut comme une étape intermédiaire dans le passage de l’écriture d’un recueil de nouvelles à celle d’un roman que soutiendrait l’ambition d’une composition musicale. Nul doute que la même référence ne puisse occuper des positions différentes dans d’autres œuvres et chez d’autres écrivains. Cette forme en quelque sorte intermédiaire qu’est la suite, entre nouvelle et roman comme entre littérature et musique, analogue à celle de la novella mais infiniment moins commentée, est d’une richesse telle qu’elle mérite sans aucun doute d’être davantage pratiquée, étudiée, et méditée, qu’elle ne l’est en général.

 

NOTES

[1] L’Art du roman, Éditions Gallimard, 1986, p. 94.

[2] Idem, p. 95.

[3] Idem, p. 106 : « Je ne pousserai pas la provocation jusqu’à dire que le Décaméron est un roman. Il n’empêche qu’en Europe moderne ce livre est une des premières tentatives de créer une grande composition de la prose narrative et qu’en tant que tel il fait partie de l’histoire du roman au moins comme son inspirateur et précurseur ».

[4] Idem, p. 108.

[5] « Litost » : ce mot tchèque désigne le sentiment qui fait que, confrontée à un échec, une personne s'acharne dans cet échec avec une sorte de délectation masochiste.

[6] Idem, p. 96.

[7] Idem, p. 99.

[8] Fédor Dostoïevski, Les Démons, 1873 et Gallimard, 1932, pour la traduction française (« folio »).

[9] 1931 et Gallimard, 1956, pour la traduction française.

[10] Idem, p. 106.

[11] Idem, p. 112.

[12] Le nom de Kundera comprend 7 lettres, et Queneau, également porteur d’un patronyme de 7 lettres, s’amusait de cette magie numérologique à l’œuvre dans plusieurs de ses romans – mais Kundera aurait détesté cette interprétation !

Alain André a fait paraître des romans, des essais et des nouvelles en revues (Nyx, Nouvelle Donne, Rue Saint-Ambroise, ouvrages collectifs…). Son premier roman, Rien que du bleu ou presque (Denoël, 2000), a été salué par Annie Ernaux et Hugo Marsan. Après avoir été professeur de lettres modernes, il a créé puis dirigé le centre de formation Aleph-Écriture et consacré trois essais à l’élaboration de ces nouvelles pratiques d’atelier. Il vit aujourd’hui à La Rochelle. Prochain ouvrage à paraître : Le dernier amour de Janáček, Æthalidès, janvier 2026.

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