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La vie secrète d’une danseuse

 

Le cœur de F. a lâché, elle ne peut plus danser, son corps est usé, il est temps de raccrocher les chaussons, faire le deuil d’un art assujetti au corps et donc à la fin programmée, mais pour tourner la page, il faut remonter le temps – et, à défaut de la pratiquer, danser sur le papier en écrivant « une suite de danses » imaginaires. Replonger dans l’aube des réveils de la petite fille qui prend son petit-déjeuner dans la cuisine de la maison de banlieue où elle vit avec sa mère, avant d’entamer le long et solitaire voyage — autobus, train, métro — qui la mènera jusqu’à l’école de l’Opéra de Paris.

A 13 ans, F., initiale du prénom de l’autrice-narratrice Florence Didier-Lambert, échoue à l’examen de passage, s’inscrit alors au Conservatoire. Puis elle passe son bac, réussit le concours de sortie du Conservatoire, rate celui d’entrée dans le Corps de Ballet de l’Opéra – comme si le sort la poussait à s’aventurer sur les sentiers d’une danse plus libérée et audacieuse que celle des petits rats. Et c’est tant mieux car, à 17 ans, elle file à New York où F. enchaine les petits boulots de danseuse à tout faire, conventions, pom pom girls, mannequinat, s’initie à une autre façon de danser avec les cours du chorégraphe Merce Cunningham avant de revenir à Paris où suite à une audition, elle intègre le groupe de danse contemporaine de l’Opéra de Paris pour, une fois dissout, intégrer la compagnie classique. Trajet professionnel en zigzag, sans ligne nette et tranchée, aller-retours entre présent de l’écriture et passé remémoré, surgissant sans toujours respecter la chronologie.

Autoportrait d’une danseuse est une Suite de fragments, ou nouvelles, autobiographiques. Peut-être parce qu’il est écrit par une vraie danseuse, on n’y retrouve pas les écueils du genre, particulièrement productif dans la littérature jeunesse. Rien du voyeurisme fasciné et morbide sur les pieds abîmés et la torture des corps aliénés à exécuter l’Idéal de professeurs sadiques. On est loin du sempiternel récit racontant le parcours de tutus semé de coups bas, compét et podiums.

Kaléidoscope de souvenirs évoqués dans une écriture toujours attentive à décrire les mille petits détails qui composent le décor urbain, silhouettes des passants, température de l’air, ballet des voitures embouteillées, petit singe au manteau rouge d’un joueur d’orgue, un regard qui s’attarde, la foule qui se fige sur les quais du métro en entendant le train arriver – ou bien l’univers feutré de l’Opéra capté par le regard-caméra de la narratrice qui franchit couloirs et salles, un univers traversé de vocalises, silence soudain, cavalcade de pas, « visages pointus » des petites danseuses, bribes d’échanges entre le concierge et un chanteur, danseurs faisant une pause cigarette, appel du régisseur à se mettre en place, etc. C’est ce bruissement du monde dont Florence Didier-Lambert arrive si bien à rendre compte, qu’elle sillonne les rues excitantes de New York ou se trouve dans une fête privée de vacanciers en Corse.

Dans chaque fragment, on retrouve ce même regard singulier, pudique, un peu mélancolique et flottant, là et pas tout à fait là… un regard décalé à l’image de la danseuse qu’elle fut, pas toujours à l’heure aux répétitions, à la taille trop grande, pas calibrée petit rat, un peu maladroite aussi, en particulier dans ses relations sentimentales, peu ambitieuse, déclinant une invitation à une soirée où elle peut rencontrer un metteur en scène en vue, baptisée « Mademoiselle Non » par ses collègues parce qu’elle file après le spectacle manger sa barquette froide dans sa chambre d’hôtel au lieu de manger avec les autres de la troupe… On s’attache à ce personnage, anti-héroïne du genre, loin du cliché de la danseuse carriériste et obsessionnelle.

Au fil des nouvelles, on suit l’évolution d’une personnalité. D’abord enfant solitaire, orpheline de père, guidée dans ses premiers pas d’apprentie danseuse par une mère à la fois proche et inaccessible, enfermée dans le deuil d’un époux adoré. Puis jeune femme, grande bringue têtue et indépendante qui traverse échecs et succès sans dramatiser les uns, sans se complaire aux autres. Ce picaro en chaussons s’adapte aux périodes de vache maigre et plans B comme à celles plus fastes lorsqu’elle est employée à l’Opéra de Paris. F. ne semble pas suivre un plan de carrière, plutôt celui du hasard et des rencontres, animée par une quête de soi à travers la danse plutôt que par une quelconque ambition. La vocation de F. n’empêche pas un regard parfois acéré et ironique sur les coutumes de ce milieu, comme ces courriers infantilisants envoyés par l’administration de l’Opéra au moindre écart disciplinaire, ou les exigences démesurées et absurdes de certains chorégraphes.

Les souvenirs n’y sont pas anecdotiques, mais plutôt liés à une émotion, une ambiance pénétrante : un été en Corse avec un grand frère aussi fêtard et déterminé que F. est discrète et indécise, une répétition à l’Ecole de l’Opéra, le portrait touchant des professeurs de danse les sœurs Schwarz au Conservatoire, des flirts avortés par un quiproquo et qui laissent un petit goût amer, l’effervescence et l’euphorie des années 80, âge d’or de la danse contemporaine…

Le dernier fragment est comme un rêve. Il raconte la course de la petite danseuse dans le dédale des coulisses de l’Opéra à la recherche de sa montre égarée. Elle croise et frôle les abeilles d’une ruche effervescente, danseuses, costumières, couturières, maquilleuses, perruquiers, régisseurs, tous affairés à créer la magie d’une représentation imminente. Sans avoir retrouvé sa montre, elle finit par sortir du bâtiment, sillonne et décrit le quartier de l’Opéra, le chic désuet du Café de la Paix, les façades tapageuses des banques. La narratrice ne sait pas si l’aiguille de l’horloge publique indique le 12 de midi ou de minuit, le lecteur ne sait plus si on est encore dans le passé de F. ou le présent, lui non plus ne sait plus quelle heure il est. Vision finale où passé et présent se réconcilient sous le regard instantané de la narratrice. Dernier regard porté sur ce lieu intime tant fréquenté avant de prendre le bus puis le métro où un train l’attend vers une nouvelle destination, laissant l’Opéra et la danse derrière elle.

Géraldine Doutriaux

 

 

Autoportrait d’une danseuse de Florence Didier-Lambert

Collections Suites    Editions Rue Saint Ambroise

175 pages   14 euros

Parution : novembre 2022

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