Arpenter l'Italie
Toute sa vie, Myriam Linguanotto a pris le train pour aller de France en Italie. Des séjours de Todi à Rome, en passant par Milan, Trévise, Turin et Venise, à la recherche de quelque chose qui serait elle - qui lui rappellerait cette part d’elle qui est Italienne, cette part dont ses grands-parents et parents n’ont jamais trop voulu parler, appliqués à laisser derrière eux cette immense Italie qu’ils avaient décidé de quitter dans les années trente pour s’installer en France.
Mais Myriam Linguanotto ne veut pas oublier, on lit dans sa suite Se souvenir de comme elle est happée, fascinée par cet ailleurs et cet avant qu’elle n’a pas connus mais devinés toute son enfance à travers le nom de famille prononcé avec emphase par son prof d’anglais, les films italiens vus à la télé avec ses parents, les photographies anciennes, les prénoms latins des membres de sa famille, Lucia, Egidio, Regina. Ainsi l’Italie fut partout et nulle part à la fois, comme une présence entêtante, pleine de promesses, mais insaisissable, perdue à jamais. Et c’est cette absence que devenue adulte la narratrice, inlassablement, mélancoliquement, cherche à combler en multipliant les séjours et les ponts lancés entre elle et la botte.
Silhouette nerveuse et intranquille, la narratrice arpente jour et nuit, un carnet de croquis en main, les rives et les rues à l’affût d’un éclat, d’un visage, d’un déclencheur d’images et d’histoires. En longeant les rives ensoleillées du Pô à Turin, elle croise une jeune fille et un chien. « Un personnage est apparu que j’ai nommé Cesare, né de l’observation de la jeune fille au labrador (…) Un instant s’est animée sous mes yeux cette scène laissant surgir des personnages à la manière des matriochkas, comme une mémoire ancienne. Le fleuve s’écoulait, l’imaginaire aussi. »
Le recueil est construit sur cette alternance entre textes autobiographiques de l’autrice et courtes nouvelles inspirées de ces figures de hasard croisées dans la vraie vie sur une plage de Torre Sant’Andrea, dans une galerie d’art contemporain à Todi, un atelier de sculpture à Milan, dans un wagon du métro romain. Cesare, Bruna, Matteo, ces jumeaux de papier de l’écrivaine ont la bougeotte, ne sont jamais tout à fait là parce qu’ils reviennent d’une longue absence à l’étranger ou parce qu’ils sont sur le point de partir s’installer ailleurs, ou parce qu’ils pensent à une vieille maitresse, ou à l’amant torride d’une nuit passée, ou parce qu’ils songent à l’excitation d’un nouveau départ. Tendus vers le futur ou le passé, le pays natal ou le pays de demain, les personnages inventés par Myriam Linguanotto ont un pas saccadé, des jambes nerveuses, ils dorment mal, vont marcher la nuit dehors pour trouver le sommeil. Jamais immobiles, condamnés à la fébrilité.
L’ici et maintenant semble impossible, de la même manière la narratrice est vouée à arpenter son pays d’origine. L’Italie serait ce vieux rêve étrange et familier qu’une vie ne suffit pas à retrouver, comme cette langue italienne qu’enfant il lui semblait entendre dans un demi-sommeil, telle la bande son d’un film résonnant dans une cour intérieure et dont je ne voyais pas l’image. Ce rêve ou cet oiseau au bec brisé, à l’image de cette sculpture en marbre de Carrare taillée par une artiste japonaise, autre personnage développé dans la nouvelle Envolée - Milan. Un pays dont par instants on évoque les successives canicules et les sécheresses estivales qui font craindre une destruction future, et on sent par moments l’angoisse liée à cette saisie impossible. L’Italie ressemble à ce halo phosphorescent, cette lueur sous l’eau, comme un pâle soleil jaune ou un verre dépoli, que le héros de la nouvelle Décrochage - Trieste croit distinguer dans les profondeurs du canal de Trieste. Le voilà qui fébrilement se met à imaginer qu’il s’agit des phares d’une voiture accidentée dont les passagers enfermés seraient en train d’étouffer sous l’eau. On ne saura pas s’il s’agit d’un délire du personnage ou d’un sinistre et réel fait-divers.
Intranquille, l’écriture de Myriam Linguanotto, brillante et bondissante, habile à l’art de l’esquisse et du croquis, l’est tout autant. Le texte fourmille de petits détails attrapés au vol par des regards qui balayent plutôt qu’ils ne s’attardent, comme celui de Lietta qui s’ennuie et dévisage les vendeurs à la sauvette tout en conversant avec ses amies Nine et Pietra (Occupation d’une plage - Torre Sant’Andrea). Les trois voix féminines s’enlacent dans le récit de leurs souvenirs d’enfance et liaisons amoureuses, la conversation se mêlant à la rumeur des familles, des cris des mouettes et du ressac des vagues. Bruissement woolfien d’un après-midi balnéaire enregistré par le micro de l’écrivaine, et toute l’Italie d’un coup apparait.
Géraldine Doutriaux
Se souvenir de de Myriam Linguanotto
Collections Suites Editions Rue Saint Ambroise
146 pages 14 euros
Parution : septembre 2024