CHRONIQUES
Canoës de Maylis de Kerangal,
une suite par anticipation ?
Alain André
La suite peut être envisagée en tant que genre littéraire, comme en musique. Mais n'existe-t-il pas déjà, dans la littérature, des suites « par anticipation » – de même que l’OULIPO s’est bien ingénié à déceler des « Oulipiens par anticipation » ? L’article qui suit traite de l’exemple de Canoës, de Maylis de Kerangal.
1. Maylis de Kerangal
Maylis de Kerangal a grandi au Havre avant de faire ses études à Rouen et à Paris (histoire, philo, ethno). Participant à la revue Inculte, elle conquiert un lectorat fidèle à partir de Réparer les vivants (Verticales, 2014), qui fait suivre le périple du cœur du jeune Simon, en mort cérébrale après un accident de surf, jusqu’à sa transplantation.
Elle a fait paraître ces dernières années À ce stade de la nuit, consacré au naufrage de Lampedusa (Verticales, 2015) ; Un monde à portée de main (Verticales, 2018) ; et plus récemment Jour de ressac (Verticales, 2024), qui déjoue finement les attentes des lecteurs de récits policiers. J’ai commencé à lire son œuvre au moment de son cinquième livre, La Corniche Kennedy (2008). J’aime sa façon de travailler les dialogues, sa capacité à créer des scènes d’une grande force descriptive et émotive en recourant à d’amples phrases « parataxiques » qui font alterner tempo vif et procédés de dilatation temporelle. Tout y procède d’un geste, d’une sensation, d’une impression, et tient son lecteur serré par le kolbak du réel, d’une façon diablement efficace.
2. Canoës
Canoës (Verticales, 2021) se présente dès la quatrième de couverture comme un « roman en pièces détachées » mais la mention générique de la page du titre intérieur est « récits ». Ce zeste de flottement générique m’a conduit à consulter mes autres ouvrages de Maylis de Kerangal. Trois textes proclament leur identité romanesque : Réparer les vivants, Un monde à portée de main, Jour de ressac. Dans les rapides ne comporte aucune mention de genre (la présentation de l’auteur en fait une « fiction ») ; À ce stade de la nuit, un bel essai personnel et d’intervention, est présenté, seulement en quatrième de couverture, comme un « récit ».
Seule s’affirme donc la référence au grand genre narratif. Mais pour Canoës, que trouve-t-on sous l’étiquette « récits » ? L’autrice précise qu’y figurent « une novella centrale, « Mustang », et autour d’eux, tels des satellites, sept récits ». « Tous sont connectés », précise-t-elle, « tous se parlent entre eux, et partent d’un même désir : sonder la nature de la voix humaine, sa matérialité, ses pouvoirs » ; « chaque voix est saisie dans un moment de trouble ».
3. Pièces détachées
À la lecture, la cohérence de l’ensemble peut interroger. Les textes qui le composent sont de longueur trop variable pour qu’on puisse considérer qu’il s’agit d’un recueil de nouvelles classique – et il ne s’agit pas non plus d’un roman.
Avant la novella figurent deux textes brefs, de huit pages environ. Le premier, intitulé « bivouac » (sans majuscule), constitue l’ouverture thématique de l’ouvrage. Les ingrédients sont magnifiquement assemblés. La patiente d’une dentiste raconte la situation qu’elle vit : l’attente, pas très agréable une fois qu’on est allongé sur l’étrange fauteuil d’un dentiste. La posture (elle est renversée dans le fauteuil) ; la perception du monde à travers les sens : le goût et la texture de la pâte qu’on vient de lui fourrer dans le gosier, les bruits du boulevard comme la musique du salon, le tintement des ustensiles ; et enfin l’action : la dentiste lui prend une empreinte de sa mâchoire, c’est si désagréable qu’elle croit que ses dents vont se déchausser. Suit une image surprenante, que lui tend la dentiste tout en la commentant : « regardez, c’est une mandibule humaine du mésolithique, on l’a trouvée dans le quinzième, rue Henry-Farman, en 2008. » À la fin de la séance, la patiente se demande comment parlaient ces hommes et ces femmes du mésolithique. Voici le thème introduit, au moyen d’une mise en abyme réussie, merci, la dentiste peut raccompagner sa victime : il s’agit de la voix, que la patiente a reçue d’en haut, venant de la dentiste, et qui se trouve avoir besoin de nos mâchoires.
Le second texte précédant la novella est intitulé « ruisseau et limaille de fer ». Rencontrant de façon inopinée une vieille amie, Zoé, la narratrice apprend qu’elle a pris des leçons avec un coach pour « changer sa voix » ; en effet, elle travaille à la radio et sa voix serait trop aigüe, ou féminine, pour passer à l’antenne. C’est l’occasion d’une revendication de féminité dégagée des stéréotypes de genre.
Avec « Mustang », on change de monde. La novella ; longue de quelque soixante-dix pages, porte sur une expérience d’un semestre passé aux États-Unis après la perte d’un bébé. Cette perte, et l’accident automobile avec la Ford Mustang qui lui semble lié, semblent résonner d’une façon analogue à la vie chamboulée des confinements. Ils indiquent le cœur de l’ouvrage et justifient la place centrale de la novella. Elle tourne autour de ce secret universalisé par le thème des voix disparues : nos morts, et les amis ou amies perdus de vue, ne deviennent-ils pas ces voix égarées dans la nuit mais qui, à l’occasion d’un instant fugace ou d’un acte manqué, reviennent ?
Le récit s’organise en dix sous-sections de quelques pages qui restituent l’inquiétante étrangeté de l’expérience américaine. La voix qui change, cette fois, est celle du compagnon, qui mâche l’américain avec une aisance déconcertante - un changement qui met en abîme le dépaysement radical de la narratrice au pays de l’Oncle Sam. À la fin de l’histoire, les textes courts reprennent.
Dans « nevermore », on a l’enregistrement radio d’un texte de Poe par les sœurs Klang. Avec « un oiseau léger », un père à la première personne – seul narrateur mâle de l’ouvrage - s’obstine à conserver sur le répondeur la voix de son épouse défunte. Pour « after », des ados qui viennent d’avoir le bac hurlent à tour de rôle. Dans « Ontario », on est à Toronto, où la narratrice dîne au 38ème étage d’un hôtel au bord du lac : la présence d’un client lui rappelle ses rencontres avec Faye, une traductrice spécialiste des littératures amérindiennes, et la façon dont celle-ci a chanté une chanson en mémoire des soldats canadiens morts dans les Flandres. « Ariane espace » est la dernière nouvelle. Elle commence d’ailleurs par « C’est la dernière du hameau, the last one » mais cette Ariane a quatre-vingt-douze ans et la narratrice venue la rencontrer est chargée d’enquêter sur des objets volants non identifiés. L’image finale renoue avec la double idée du système planétaire et des traces – et de l’objet disparu, devenu invisible à l’exception de quelques traces énigmatiques.
4. Suite ?
L’ensemble s’organise donc autour du thème central de la voix humaine, antidote aux confinements liés au covid. Là se manifeste l’unité du recueil. Les récits eux-mêmes, divers, sont conduits par une narratrice à la première personne et féminine, à l’exception du père dans « un oiseau léger ». Ils croisent des expériences du passé – la soirée d’après les résultats du bac, la perte d’un enfant et le séjour d’un semestre aux États-Unis, notamment - avec l’obsession de la voix.
La représentation narrative de l’ouvrage est à la fois métaphorique et visuelle : une planète et ses sept satellites – c’est le cas de Saturne, chère aux mélancoliques. On entre en effet dans une sorte de « système » : une novella centrale – ou un récit, ou un très bref roman ? –précédée puis suivie de nouvelles sur le même thème. La métaphore adoptée par Maylis de Kerangal souligne le format et la répartition des textes : deux brefs, suivis d’un long, suivi de cinq brefs – du morse ? L’idée de la « novella » comme la référence à la notion de « récits » semblent dictées par le format de « Mustang » – plus qu’une nouvelle, moins qu’un roman ?
Quelques « rimes » thématiques ou narratives relient les nouvelles. On retrouve dans « Ontario » le petit garçon « aux yeux chocolat noir » qui accompagnait la narratrice de « Mustang ». Le thème du canoë, apparu dans « ruisseau et limaille de fer » au moment où Zoé, la vieille amie réapparue, chante des standards de folkeuses américaines, est repris dans « Ontario », dans « un oiseau léger» et dans « nevermore », où la voix de la narratrice est étiquetée par les sœurs Klang comme « canoë clair sur océan sombre ». De même revient le thème des singes et de leurs cris - et la façon merveilleuse dont Jane Goodall a su les observer. Ces rimes assurément tendent à donner une unité à l’ensemble, en créant, souligne l’autrice, « des effets de réverbération et des reflets », voire une certaine place à la musique, sous la forme du retour, de loin en loin, de motifs. La musique reste ici encore cet art suprême identifié par le narrateur de la Recherche, avec son potentiel de variations et de répétitions.
L’écriture de Maylis de Kerangal, sensorielle au point de produire ces paragraphes qui sont dans notre littérature ce qui ressemble le plus à des concrétions matérielles, semble parfois résister à cet envol. C’est un imaginaire avant tout spatial et géométrique qui dicte ses lois. Les satellites et leur planète se lisent indépendamment les uns des autres. Là où Virginia Woolf se creuse ses « tunnels » entre des points de vue a priori hétérogènes, là où La Chasse à l’homme d’Alejo Carpentier (1958 et Gallimard, « du monde entier », 1980) s’appuie sur la structure de la sonate, franchissant ainsi la frontière qui sépare la série de récits du roman, Canoës ne semble pas relier explicitement novella et récits au point d’en faire une suite musicale, ou une novella plus polyphonique, ou un roman.
Bien sûr, il n’est pas question de regretter que Maylis de Kerangal n’ait pas respecté les règles d’un genre… encore inexistant : d’avoir écrit sans se soucier des hypothèses théoriques de ses lecteurs. Mais ces considérations permettent cependant de continuer à rêver sérieusement à ce qui, en définitive, pourrait assurer la consistance générique de la suite : unité thématique, unité narrative via un point de vue unique ou une diversité réglée de points de vue – ici on a la dominante d’un point de vue énoncé au féminin –, progression narrative ou développement musical de texte en texte, traitement musical de l’écriture, traitement formel de la structure. Le texte de Maylis de Kerangal constitue à cet égard non seulement une lecture passionnante mais une belle contribution à la réflexion.
Alain ANDRÉ a fait paraître des romans, des essais et des nouvelles en revues (Nyx, Nouvelle Donne, Rue Saint-Ambroise, ouvrages collectifs…). Son premier roman, Rien que du bleu ou presque (Denoël, 2000), a été salué par Annie Ernaux et Hugo Marsan. Après avoir été professeur de lettres modernes, il a créé puis dirigé le centre de formation Aleph-Écriture et consacré trois essais à l’élaboration de ces nouvelles pratiques d’atelier. Il vit aujourd’hui à La Rochelle. Prochain ouvrage à paraître : Le dernier amour de Janáček, Æthalidès, janvier 2026.